Je l’ai rencontrée en février 2016 sur le plateau de télévision de l’émission «Toute une histoire»(1). Elle rendait hommage à sa professeure, Mme B., qui l’avait accueillie seize ans plus tôt, à son arrivée en France, dans une classe pour élèves non francophones.
A cette époque, elle revenait de l’enfer, une enfance et une adolescence volées ; de 1994 à 2000, c’est-à-dire pour elle de 9 à 15 ans, elle avait vécu le génocide et l’exode des réfugiés au Zaïre. Pour la première fois depuis si longtemps, en arrivant dans la classe de Mme B., elle s’était sentie écoutée, respectée. Quelque chose en elle avait pu s’apaiser.
Un peu plus tard, devenue adulte, elle avait tenté, en vain, de la retrouver. Elle lui avait écrit au collège, mais n’avait reçu aucune réponse. Mme B. avait pris sa retraite. Elle n’avait pas laissé d’adresse.
Marie-Chantal participait à l’émission avec l’intention de lancer un message comme on jette une bouteille à la mer : « Si elle écoute, si elle regarde, je veux qu’elle sache à quel point elle m’a aidée à me reconstruire. Je veux qu’elle voie l’adulte que je suis devenue un peu grâce à elle… je veux la remercier… ».
Et puis, peut-être, aurait-elle voulu lui dire ce qu’elle ne pouvait pas raconter à l’époque et ce qu’elle évoquait là, à la télévision, devant les téléspectateurs.
Son cauchemar avait duré cinq ans ! A neuf ans elle avait vu des horreurs. Orpheline, elle avait dû fuir son pays, le Rwanda, à cause de la guerre, avec sa grand-mère, âgée alors de quatre-vingts ans. Elles avaient traversé le Zaïre à pied, poursuivies comme tous les réfugiés par les tueurs du FPR(2) et de l’armée rebelle zaïroise. Si les camps de réfugiés du HCR(3) permettaient de souffler un peu, ils étaient régulièrement attaqués, bombardés obligeant à s’enfuir à travers la forêt jusqu’au prochain camp. Marie-Chantal avait connu la faim, la soif, les maladies. Elle s’était retrouvée un jour seule dans la forêt. Sa grand-mère avait disparu. Il avait fallu continuer la route sans elle jusqu’au Congo-Brazzaville.
Ce jour de février 2016, Marie-Chantal s’exprimait sur le plateau de télévision. Elle ignorait la présence Mme B. dans les coulisses. Celle-ci écoutait. Quand elle est arrivée sur le plateau, l’émotion était à son comble. Parler pour les téléspectateurs n’était pas évident.
« Quand je l’ai connue, Marie-Chantal était une jeune fille timide, attentive à tout. Oui, je me souviens, elle m’accompagnait dans la cour lorsque j’allais dans la salle des professeurs, pendant l’interclasse. Je savais qu’elle était orpheline. Je voyais bien qu’elle avait besoin de parler, que sa vie ne devait pas être bien rose. Mais je ne me doutais pas qu’elle avait connu tout ça. »
Peu après l’émission, Marie-Chantal m’a contacté :
« J’ai vu que vous écriviez des livres. Pourriez-vous m’aider à écrire mon histoire ? Il faudra que j’en parle un jour à mes enfants. Je ne sais pas comment leur en parler. J’aimerais laisser une trace de ce que j’ai enduré, de ce que j’ai vécu ».
Son histoire terrible m’avait ému. Je n’ai pas hésité. Nous nous sommes revus. Marie-Chantal enregistrait des bribes de récits et me les envoyait par internet. Parfois elle m’envoyait des fragments écrits. J’écoutais, je lisais et je transcrivais.
C’est ainsi que nous avons pu mettre en forme son récit.
Ce texte restitue, à travers les yeux d’une petite fille de 9 à 15 ans, les évènements tragiques survenus au Rwanda en 1994, le génocide des Tutsis(4), la prise du pouvoir par le FPR, et l’exode qui s’ensuivit pour une bonne partie de la population, la traversée du Zaïre, à pied, d’est en ouest pendant deux mille kilomètres, sous la menace des tueurs des armées rwandaises et des rebelles zaïrois, en échappant à la maladie, à la faim, à la soif, jusqu’au Congo-Brazzaville, avant l’échappée vers Yaoundé et, enfin, l’arrivée en France, avec la difficile réadaptation à la vie ordinaire.
Je connaissais l’effroyable génocide subi par les Tutsis, mais j’étais totalement ignorant de la continuation de la guerre à l’extérieur du Rwanda, notamment au Zaïre, et de la volonté du nouveau pouvoir en place à Kigali d’éliminer plus de deux millions de réfugiés, Hutus, mais pas seulement, considérés indifféremment comme « génocidaires », en les poursuivant partout : dans les camps du HCR, dans la forêt, sur les routes, dans les villages, sur tout le territoire d’un pays, lui-même aux prises avec une guerre civile(5), avec la volonté de massacrer, de terroriser, d’éradiquer.
Avec son émouvant témoignage, Marie-Chantal a ouvert la voie à une quête historique, obligeant à une nouvelle compréhension de la tragédie. J’ai pu accéder à des documents élaborés par des organismes internationaux(6) ou des associations humanitaires(7) et à de nombreux témoignages. Le génocide de 1994 ne pouvait occulter, ni justifier, la traque et l’acharnement meurtrier contre une population civile (femmes, enfants, vieillards) réfugiée au Zaïre.
Mais ce qui frappe surtout dans le récit de Marie-Chantal, c’est la capacité de résilience. Devant cette tragédie qui emporte tout sur son passage, elle résiste, entretient l’espérance et nous permet, malgré la bêtise et la cruauté des hommes, de croire encore et d’aimer la part d’humanité enfouie en nous.
Gérard Netter